La légitimité de l’État en question

Synthèse comparative entre l’Afrique et l’Amérique andine

Aussi bien en Afrique qu’en Amérique andine, la diversité des sources et le déplacement des lieux de légitimation du pouvoir à la fois à l’échelle locale et à l’échelle régionale voire internationale constituent une réalité intangible. Le processus de construction de l’État n’a pas fait disparaître les autres formes d’organisation du pouvoir et des communautés, laissant place à un pluralisme vivace sur le plan normatif. La consécration de ce pluralisme se fait de façon inégale dans les deux régions. La contestation de la légitimité du pouvoir étatique peut parfois prendre des formes violentes, mais il n’en demeure pas moins que se développent, en Amérique andine plus qu’en Afrique, des tentatives de conciliation entre l’unité du pouvoir et la diversité sociale. En Afrique, particulièrement dans les anciennes colonies françaises, le mythe de l’unité nationale a grandement influé sur l’organisation politique, institutionnelle et juridique de la plupart des États qui restent peu ouverts à la reconnaissance du pluralisme normatif.

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SYNTHÈSE COMPARATIVE ENTRE L’AFRIQUE ET L’AMÉRIQUE ANDINE SUR LA LÉGITIMITÉ DU POUVOIR

par Assane Mbaye, Alliance pour Refonder la Gouvernance en Afrique

L’exercice de synthèse comparative que nous tentons à la fin de ce colloque, entre les expériences de l’Afrique et celles de l’Amérique andine, est particulièrement difficile pour deux raisons. La première tient au fait que la qualité de la comparaison est étroitement dépendante de la parfaite maîtrise des deux éléments qui en font l’objet, à savoir les expériences africaines et andines ; or nous confessons volontiers notre incapacité à répondre à un tel programme parce que, d’une part, les expériences africaines sont si nombreuses et si diverses d’un pays à un autre, d’une région à une autre, selon les trajectoires historiques, qu’il serait prétentieux de les saisir dans leur totalité ; ainsi, ce que nous dirons sur ce continent devra être relativisé parce que ne reflétant que des points de vue (trop) souvent relatifs à l’Afrique de l’Ouest, et particulièrement aux pays francophones de cette région. D’autre part, il serait excessivement prétentieux de notre part de vouloir parler avec exactitude de l’Amérique andine après seulement trois jours d’apprentissage des contextes et réalités de cette région dont on a jamais eu, à vrai dire, une connaissance scientifique ; tout au plus ressentons-nous souvent une certaine curiosité sur fond d’admiration devant les processus originaux qui s’y déroulent comme les « Constituantes » ou les « Budgets participatifs ». Pour cette première raison, notre synthèse reflètera davantage des impressions, des sentiments inspirés par les communications et les débats qui les ont suivies que des vérités scientifiques. La deuxième difficulté de notre exercice de comparaison tient justement à la qualité, à la richesse et à la diversité des points de vue exposés ici. Nous ne saurions en rendre compte dans une synthèse comparative de quinze minutes sans succomber à l’oubli ou, pire encore, sans céder à l’arbitraire dans le choix des idées retenues comme éléments de notre comparaison.

Deux hypothèses : entre pluralisme et centralité de l’État

Sous réserve de ces précautions, il est possible de commencer par observer qu’en Afrique comme dans toute autre partie du monde, la question de la légitimité du pouvoir se pose au sens d’une interrogation sur ce qui fonde l’autorité et sur la manière dont évoluent et s’institutionnalisent les formes d’organisation du pouvoir au regard des réalités sociales. Mais cette question s’y pose de façon particulière en raison de l’histoire de ce continent marquée par une rupture majeure due aux colonisations arabe et occidentale. Ce phénomène a beaucoup influencé la problématique de la légitimité du pouvoir dans la mesure où il a permis de transposer de nouveaux fondements et de nouvelles formes d’organisation du pouvoir dans des espaces où existaient déjà des régulations qui n’ont pas disparu avec les pénétrations étrangères. Au contraire, au fil de l’évolution, les apports des colonisateurs se sont croisés avec le passé des sociétés donnant naissance à des systèmes très complexes où se mêlent institutions, coutumes, traditions anciennes, religions mais aussi idéologie et modèle de l’État tels qu’il sont apparus en Occident. Il en est résulté une pluralité de représentations et des pratiques du pouvoir dont la symbiose traduit davantage la réalité contemporaine que la proclamation des États-nation issus des indépendances et fondant exclusivement le pouvoir sur un socle « légal-rationnel ». Pour être schématique, les personnes en Afrique peuvent se représenter et avoir un rapport au pouvoir qui traduit simultanément ou séparément l’appartenance à une communauté ou la référence à l’État ; elles peuvent avoir recours à la rationalité et à la légalité étatique mais aussi au sacré, à l’irrationnel et à d’autres normes comme fondement du pouvoir.

L’allusion que nous faisons à la diversité qui traverse les sociétés africaines n’est pas un hasard quand on a perçu pendant ces trois jours un pan de l’histoire de la région andine. Si nous avons bien compris le pluralisme issu de la coexistence des communautés qui ont conservé des régulations anciennes et de l’État moderne occidental, on peut risquer, malgré la caricature, une première hypothèse commune à nos deux régions : c’est que le tableau semble globalement le même entre l’Amérique andine et l’Afrique ; dans tous les deux cas, la problématique de la légitimité et de l’organisation du pouvoir ne peut être abordée sérieusement et sans dogmatisme qu’en partant de l’observation de la réalité qu’est la diversité sociale qui se prolonge dans les représentations, les pratiques et les rapports au pouvoir et qui découle des processus de construction dans le temps des États actuels.

Notre deuxième hypothèse commune est que dans la diversité décrite, c’est la place de l’État, en tant qu’idéologie et forme d’organisation du pouvoir, qui est au centre du débat sur la légitimité. L’État s’est universellement imposé, quelles que soient les résistances, les accommodements, les perversions dont il fait l’objet. Et pourtant, en Afrique comme en Amérique andine, il semble que l’on s’interroge encore sur sa prétention à absorber la totalité de l’organisation politique, juridique et sociale des communautés humaines. On a pu relever dans les débats et dans la plupart des points de vue, des postures vis-à-vis de l’État, de son rôle, de sa place dans la société ; ces points de vue traduisent, indirectement à tout le moins, la perception de l’État et donc son degré de légitimité au regard des acteurs qui le jugent.

A ce double égard, notre analyse portera principalement sur quatre points : la place de violence dans les processus de légitimation du pouvoir, la vitalité des initiatives locales et le sentiment de leur désarticulation avec l’État central, les tentatives d’articulation concrète entre unité et diversité, le débordement de l’État national par l’intégration régionale, notamment au plan constitutionnel.

Violence et légitimité du pouvoir

Il n’est pas surprenant que la question des rapports entre violence et légitimité du pouvoir soit posée dans cette région et qu’elle ait été spécialement inspirée par la communication d’Ingrid sur la Colombie, pays qui connaît une situation particulière du fait de la guérilla des FARC. Si nous posons la question, c’est parce que, entre les lignes, nous avons perçu une profonde remise en cause (c’est notre interprétation de sa pensée) de l’affirmation classique (au sens de ce qui s’apprend traditionnellement dans les classes) selon laquelle l’État aurait le monopole de la violence légitime. La présentation de la manière dont la violence d’État et celle des FARC se nourrissent mutuellement et la difficulté à percevoir précisément ce qui ici fonde l’attitude des populations vis-à-vis des protagonistes du conflit nous font penser que quel que soit l’auteur de la violence, la légitimité de son autorité ne repose que sur la domination et sur la soumission subie par les dominés. Cela n’est pas faux, mais en même temps pas rassurant.

Ce n’est pas faux parce que la légitimité de l’État lui-même et des institutions qui le symbolisent ne s’est historiquement construite que par la remise en cause de l’ordre ancien qui l’a précédé et par l’imposition d’un ordre nouveau qui fonde le pouvoir essentiellement sur les principes de droit et sur la rationalité ; cet ordre nouveau s’est imposé par la domination et particulièrement à travers la violence pour ensuite se prolonger par la régulation de cette même violence. L’État a le monopole de la violence légitime, non pas parce que les autres le lui reconnaissent mais plutôt parce que, par la domination, il s’est arrogé unilatéralement le droit de déterminer ce qui est légitime en son sein, se reconnaissant ainsi sa propre centralité et renvoyant à la périphérie toute autre autorité qui ne détiendrait le droit d’exercer une violence que parce que légitimée par l’État. Par conséquent il est admissible que l’ordre imposé par l’État puisse être contesté, remis en cause et se voir substituer un nouvel ordre dont la légitimité ne pourra se justifier que par la reddition de l’État et de ses symboles et l’obéissance des dominés.

Ce qui n’est pas rassurant dans cette démonstration, c’est la tentation de ne fonder la légitimité du pouvoir que sur une domination découlant exclusivement de la violence et finalement de faire peu de cas de la nécessité que l’autorité soit aussi légitimée par une obéissance et un respect voulus dans une certaine mesure par les dominés. Il est vrai que nous avons pu percevoir dans la communication d’Ingrid l’idée que la légitimation du pouvoir par la violence se double d’une reconnaissance de la part des dominés fondée sur l’utilité de l’autorité pour ces derniers dès lors qu’elle peut répondre à certaines de leurs aspirations comme la sécurité ou le bien-être matériel et moral. Autrement dit, aux yeux des dominés, la violence serait d’autant plus légitime que le dominant (ou celui qui aspire à la domination) assumerait (ou promettrait d’assumer) les obligations qui découlent de sa position de dominant. Il s’agirait, nous semble-t-il, d’une perception fonctionnelle et utilitariste de l’autorité lorsqu’elle est attribuée et non subie. Plus précisément, l’appréciation que nous pouvons avoir de la violence comme source de légitimité de l’État ou des FARC ne doit pas partir du postulat théorique et dogmatique selon lequel l’État aurait le monopole de la violence légitime mais d’une observation d’une réalité pratique qui nous livrerait les clés de la compréhension des rapports entre dominants et dominés et nous fournirait l’explication du conflit d’autorité auquel les populations peuvent être confrontées dans les régions où se déroule la guérilla des FARC. Ce qui nous interpelle dans ce raisonnement, c’est n’est pas l’hypothèse sur laquelle il repose, à savoir que finalement la légitimité de la violence ne saurait être définie à partir du seul point de vue, en réalité très subjectif, de l’État, mais plutôt les deux conséquences pratiques auxquelles il peut conduire. La première, c’est d’admettre dans une certaine mesure que toute violence serait, subjectivement, légitime aux yeux de celui qui l’exerce. La deuxième, c’est l’éclatement des lieux de définition de la légitimité dont le prolongement le plus redoutable serait la permanence non pas seulement du conflit mais plutôt du conflit violent.

Unité et diversité et légitimité de l’État

Les deux expériences, colombienne et péruvienne, qui visent à reconnaître et à rendre opérationnelle l’articulation entre diversité et unité sont frappantes pour un africain d’une ancienne colonie française. Elles permettent de postuler que la reconnaissance de la diversité est, malgré l’enfermement dans des frontières nationales, un facteur de renforcement de la légitimité de l’État et de son pouvoir. Esther Sanchez a rappelé, d’un côté, comment la Constitution colombienne de 1991 a affirmé la diversité ethnique et culturelle par la reconnaissance des peuples indigènes comme sujet collectif de droit et, de l’autre côté, la manière dont la Cour constitutionnelle a interprété le procédé de réalisation des droits des indigènes en tant que groupe social. Ce qu’il y a de plus frappant dans cette jurisprudence, c’est la conciliation entre traitement différencié selon les groupes sociaux et respect du principe fondamental d’égalité. Nous avons compris que selon la Cour, les différences de traitement sont admissibles lorsqu’ils sont nécessaires mais ne doivent pas conduire à des discriminations illégitimes au regard des principes constitutionnels. L’expérience péruvienne des rondes paysannes reconnues comme une justice autochtone, présentée par Juan Carlos Ruiz, est tout aussi significative. De ce point de vue le passage de la reconnaissance à la mise en œuvre par l’intégration de cette forme de justice dans l’ordre étatique a montré de profondes similitudes avec l’expérience colombienne. Dans tous les deux cas, la reconnaissance s’est traduite dans la Constitution. Dans les deux cas, il a fallu consacrer une limitation constitutionnelle relative au respect des droits fondamentaux. Surtout, la reconnaissance de la justice coutumière a impliqué l’adoption d’une législation qui fixe ses rapports avec la justice étatique avec laquelle elle est articulée. Les insuffisances relevées par M. Ruiz dans la coordination des deux formes de justice ne remettent pas en cause la validité et la pertinence de l’admission du pluralisme au plan judiciaire.

Si nous soulevons de façon particulière ces deux expériences, c’est parce qu’elles constituent des cas instructifs pour l’analyse de la problématique de l’articulation entre diversité et unité en Afrique. La construction des États postcoloniaux africains, particulièrement des anciennes colonies françaises, a été sous-tendue par l’obsession de l’unité nationale. Sur le plan normatif, cette unité s’est traduite par une organisation juridique et institutionnelle qui a réprimé la diversité et cherché à homogénéiser l’ordre social. La reconnaissance de la diversité culturelle, ethnique notamment, était perçue comme un danger pour l’unité nationale malgré son affirmation par plusieurs Constitutions. En ce qui concerne la délivrance de la justice, la justice coutumière dont les colonisateurs avaient maintenu l’existence, a généralement été supprimée. Parallèlement, des systèmes juridiques monistes ont été instaurés ; les coutumes ont été abolies ou, plus rarement, intégrées de manière particulière dans le droit étatique sous la forme de lois écrites et codifiées, principalement dans les matières relatives au statut personnel. Les anciennes colonies françaises ont ainsi reproduit la tradition française issue de la Révolution de 1789. La construction des Nations s’est ainsi faite autour de la citoyenneté et de la suppression de toute intermédiation entre les individus et l’État. La soumission de tous les individus à un même et unique statut commandait l’abolition des particularismes communautaires.

Le mythe de l’unité nationale est dans une grande mesure la source d’une profonde déconnexion entre construction de l’État et dynamiques sociales en Afrique. L’artificialité des frontières issues de la colonisation et conservées au moment des décolonisations était en contradiction avec le sentiment d’appartenance nationale dès lors que les nouvelles nations étaient enfermées dans des limites territoriales contraires à la réalité historique. De plus l’importation et la proclamation du modèle d’État-nation occidental n’ont pas fait disparaître les formes d’organisation et d’exercice anciennes du pouvoir. Dans le domaine du droit et de la justice, la résistance des ordres normatifs extra-étatiques a donné naissance à des systèmes très complexes. Le Droit et la Justice étatiques ne se sont pas simplement superposés aux ordres coutumiers et religieux ; ils se sont imbriqués et sont utilisés selon des registres particuliers par les individus et les groupes sociaux en fonction leurs intérêts. La vitalité des coutumes et de la médiation sociale prouvent certes que l’ordre juridique et judiciaire précolonial n’a pas disparu totalement mais, en même temps, des décennies de production normative étatique et d’implantation progressive de la justice étatique ont permis de faire évoluer les sociétés vers un pluralisme dans lequel les ordres normatifs en concurrence ne sont pas séparés de façon étanche.

Les tentatives d’instauration de modèles similaires à ceux de la Colombie ou du Pérou restent encore très timides et se limitent plus souvent à des proclamations de principe qui ne sont pas mises en œuvre de façon effective. Pire encore, dans certains domaines, la résistance des coutumes est de nature à créer des conflits de normes que l’on n’arrive pas à résoudre de façon définitive. En matière foncière par exemple, la plupart des États africains ont procédé à des réformes inscrites dans la tendance très forte après les indépendances à faire disparaître les droits coutumiers pour les transformer dans le modèle d’immatriculation du droit de propriété individuel. Or la plupart des droits n’ont pas fait l’objet d’immatriculation ; les transactions foncières sont restées marquées par leur oralité ; la « propriété collective » résultant des représentations et de la sacralité de la terre se heurte au droit individuel de propriété.

La même observation vaut en matière de politique judiciaire des États. Les réformes successives du secteur judiciaire se contentent de vouloir éliminer les barrières physiques et matérielles à l’accès à la justice étatique et se concentrent sur la formation, le statut ou le traitement des magistrats. Elles ne combinent pas toutes ces mesures à celles qui abattraient les barrières psychologiques et culturelles. Pourtant, le contournement ou le délaissement de la justice étatique dans certains milieux, notamment ruraux, n’est pas seulement le fruit de la longueur et de la lourdeur des procédures, de l’éloignement des juridictions, de la langue des procès ou de la cherté des frais de justice ; il s’inscrit aussi dans une absence de réponse de l’offre juridictionnelle aux attentes psychologiques et culturelles qui conditionnent la confiance des justiciables dans la justice et dans les juges étatiques. Plus précisément, le caractère individualiste et sanctionnateur de la justice étatique s’oppose en ce domaine à une conception de la justice conciliatrice, collective et plus relationnelle qui se donne pour objectif non pas de réparer l’atteinte à un droit individuel mais plutôt de préserver un équilibre social et des relations entre groupes sociaux en conflit.

En définitive l’expérience colombienne nous offre un modèle inspirateur de la construction des rapports entre principe d’égalité et reconnaissance des statuts collectifs alors que les Rondes paysannes montrent qu’il est bien possible d’instaurer un système judiciaire qui reflète la diversité sociale et, partant, les modes de résolution des conflits alternatifs à la justice étatique. Les rapports entre les divers ordres normatifs peuvent donc se construire non pas sur le modèle de l’exclusion et de l’exclusivisme de l’ordre étatique mais bien sur le modèle de la conciliation.

Initiatives locales et légitimation de l’État

Malgré les tentatives de conciliation entre unité et diversité, le sentiment de déconnexion entre processus de construction de l’État et dynamiques locales, déconnexion que nous observons aussi en Afrique, nous a semblé très profond dans la région andine. Le rapport entre les initiatives locales et la légitimation de l’État n’est pas valorisé, notamment dans les expériences présentées sur les Assemblées constituantes locales et sur les Budgets participatifs. Au fond nous avons eu l’impression que ces initiatives locales se déroulent parallèlement et non en articulation avec l’échelle de l’État ; il apparaît même, si l’on ose dire, que l’État est relativement absent de ces initiatives. En ce qui concerne les Constituantes par exemple, nous savons que des processus similaires sont mis en œuvre dans certains pays de la région andine pour élaborer les Constitutions. Ce que nous n’avons pas perçu, c’est le lien entre ces initiatives locales avec les processus constitutionnels et, finalement, avec les processus de refondation des États dont la base sociale se rétrécit et dont la légitimité est érodée par leur incapacité à assumer convenablement leurs missions.

Une telle remarque n’est pas anodine pour notre propos. En effet, depuis le début des années 90, la plupart des pays africains sont engagés dans des processus de décentralisation en créant ou en renforçant des collectivités territoriales locales dotées de la personnalité juridique, s’administrant librement et exerçant des compétences que l’État transfère à leur profit. Les politiques de décentralisation visent deux objectifs : le renforcement de la démocratie locale et le développement local. Après deux décennies de mise en œuvre, le bilan de ces politiques de décentralisation est très mitigé. Si la démocratie locale a connu des avancées considérables avec l’élection des dirigeants locaux et le renforcement de la participation et du contrôle citoyen dans l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi des politiques publiques locales, il est admis que la création des collectivités locales n’a pas fondamentalement transformé la distribution du pouvoir de et dans l’État et n’a pas contribué à socialiser et à légitimer davantage l’État au niveau local. Alors que la présentation des expériences sur les Constituantes locales et les Budgets participatifs nous a fait remarquer l’absence totale de l’État de ces initiatives, nous sommes tentés de dire qu’en Afrique, malgré les processus de décentralisation, l’État est encore trop présent au niveau local tant il demeure comme le principal dépositaire du pouvoir.

La référence aux Assemblées constituantes locales nous inspire l’idée que, de la même manière que l’État s’institue et légitime son pouvoir à travers la Constitution, les constituantes locales peuvent instituer et légitimer le pouvoir local. Or en Afrique, l’un des défauts de la décentralisation réside dans le fait que la création des collectivités locales n’est que le fruit de la magie du décret et non le résultat d’un véritable acte instituant construit collectivement par l’ensemble des acteurs locaux. En ce sens donc, les Assemblées constituantes locales peuvent constituer un modèle d’inspiration que les africains gagneraient à explorer pour mieux asseoir les processus de décentralisation. De plus, il nous semble que ce modèle de légitimation du pouvoir au niveau local peut directement être instrumentalisé au service de la légitimation de l’État dans le sens où l’élaboration collective de véritables pactes locaux à travers les Assemblés constituantes locales peut constituer un modèle pour l’État, la construction de celui-ci pouvant être le résultat de l’articulation des pactes locaux dans leur diversité. Autrement dit, la décentralisation, comme les constituantes locales, peut s’inscrire dans un projet collectif et plus global de reconnexion de l’État et des sociétés. Si en Afrique, c’est l’existence même de tels pactes locaux qui est douteuse, en Amérique andine, c’est plutôt la mise en lien de ces pactes et leur utilisation au service d’un projet de refondation de l’État qui semblent faire défaut. Leur instrumentalisation par les mouvements sociaux à l’encontre de l’État peut accentuer le processus de dé-légitimation de celui-ci au profit des pouvoirs locaux alors qu’à notre sens le renforcement des pouvoirs locaux peut servir à reconstruire les bases sociales de l’État à partir du local.

Débordement de l’État national et intégration régionale

L’Afrique, comme l’Amérique andine, n’a pas échappé aux processus d’intégration régionale qui ont cours dans le monde. Certes ces processus sont partout marqués par leur dimension économique, mais c’est surtout sur leur dimension juridique qu’on a insisté pendant ce colloque. Le débordement de l’État national semble être irréversible du fait que les États ont pris conscience de leur incapacité à répondre séparément et individuellement aux défis de la mondialisation. La création d’ensembles politiques et économiques plus vastes appelle, sous ce rapport, un recours au droit en tant qu’instrument de régulation et d’intégration des systèmes nationaux. Dans le domaine constitutionnel, Esther Sanchez a montré d’une part comment l’élaboration d’un noyau constitutionnel régional, notamment la Convention interaméricaine des droits de l’homme, peut contribuer au renforcement de l’État de droit et de la protection des droits humains et, d’autre part, le rôle fondamental de la jurisprudence, et particulièrement des cours constitutionnelles et de la Cour américaine des droits de l’Homme, dès lors qu’elle joue une fonction normative dans sa mission d’interprétation et d’application des normes constitutionnelles régionales.

La comparaison avec l’Afrique peut être menée sur ce double plan. En effet, et en premier lieu, le continent africain connaît un phénomène similaire de création d’un corpus normatif régional tendant à imposer aux États des standards constitutionnels élevés de démocratie et de protection des droits humains. Dans cette optique, les principaux instruments en la matière sont constitués au niveau continental par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, la Charte de l’Union Africaine sur la démocratie, les élections et la gouvernance ainsi que le NEPAD. Au plan sous-régional, en Afrique de l’Ouest, la CEDEAO a aussi institué des normes de convergence constitutionnelle inscrites dans le Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance. Ce protocole définit des principes constitutionnels communs tels que la séparation des pouvoirs, l’exigence d’élections libres, transparentes et honnêtes, l’interdiction des changements anti constitutionnels et des modes non démocratiques d’accession et de maintien au pouvoir, la laïcité de l’État et la liberté religieuse, les libertés de réunion, d’association, de manifestation, de la presse, etc…

Toutefois, et en second lieu, le dynamisme de la jurisprudence de la Cour américaine des droits de l’homme dans sa fonction normative ne trouve pas d’équivalent sur le continent africain en raison non seulement de la jeunesse de la Cour africaine des droits de l’homme qui n’a été créée qu’en 1998 mais aussi de la faiblesse de ses pouvoirs puisqu’elle ne dispose d’aucun moyen de contrainte vis-à-vis des États.

L’enseignement majeur que l’on peut tirer de cette multiplication des instruments normatifs régionaux, c’est que la légitimité du pouvoir ne dépend plus seulement de la légalité étatique interne. D’autres lieux de légitimation du pouvoir se conçoivent au gré des abandons de souveraineté que les États consentent au profit des organisations d’intégration. Il est frappant que même l’idée que l’État a le monopole de la violence légitime soit progressivement remise en cause par le fait de la nécessité de préserver l’État de droit lorsque ceux qui l’incarnent au niveau national y portent des atteintes jugées intolérables. L’admission du droit d’ingérence, malgré toutes les limites de la « violence légitime internationale », peut être lue sous cet angle, tant il est de nature à servir de caution à l’idée que la violence d’État peut être illégitime.

Paradoxalement, autant ce colloque a insisté sur ce déplacement des lieux de légitimation du pouvoir, autant le rôle de la « Communauté internationale » dans le processus de légitimation ou de dé-légitimation du pouvoir a été passé sous silence. En Afrique, il est difficile de débattre de la question de la construction de l’État sans que ne soient convoquées les différentes politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions financières internationales, politiques qui ont finalement fragilisé davantage les États en réduisant leurs missions et leurs moyens d’intervention et de redistribution.

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